Par Jacques Ferber

Cet article est le second d’une série d’articles consacrés aux visages de l’amour et du désir. Quatre visages sont exposés dans cette série: Eros, Philia, Aphrodisia et Agapé. Et nous verrons ensuite les liens qu’ils ont ensemble.

Le premier volet portait sur Eros, l’amour passion.

Ce second visage, l’amour Philia, correspond à ce qu’on appelle aussi l’amitié, au partage et à l’attachement qui se crée naturellement lorsqu’on vit des événements ensemble. La Philia ne procède pas de l’élément feu, comme l’Eros, mais de l’eau. Il ne dévore pas l’individu, mais il le baigne, le nourrit. On vit la philia lorsqu’on a des valeurs, des gouts en commun et qu’on partage des moments ensembles: cinémas, sorties, voyages, discussions, etc..

Dans une relation amoureuse, la Philia crée le sentiment d’être « pote », de pouvoir s’entraider dans les situations difficiles…

Aimer c’est se réjouir de ce que je vis avec l’autre, dans la tendresse, le partage, la complicité. Alors que la passion d’Eros se conçoit dans un désir ardent de l’autre, qui s’exprime comme un manque, Philia propose d’aimer comme le dit Spinoza de « se réjouir de ce qui est » avec l’autre, comme on le fait avec un(e) ami(e). Ce sont tous les moments de gaieté, d’émotion, de tendresse que l’on peut vivre ensemble. Là, l’amour trouve un autre fondement, et c’est ce fondement que trouvent les couples heureux. On ne peut vivre éternellement de la passion, car comme elle est liée à un manque, elle ne peut s’inscrire dans le quotidien. Par contre, Philia, cette tendresse-connivence peut s’exprimer.

Philia est associée à l’élément de l’eau, qui coule, glisse, épanche la soif. Elle est proche de l’amour des parents vers les enfants (ou des enfants pour leurs parents) que l’on appelle Storgé, la tendresse en Grec ancien. Elle ouvre la voie à la tendresse et au câlin tendre. On se blottit l’un contre l’autre comme deux chatons dans leur panier, comme des enfants en bas âge qui viennent rechercher la chaleur de la mère (ou du père) ou tout simplement celle d’un autre. Et Philia vient combler tous les besoins de contacts tendres et doux de notre corps. Car nous ne sommes pas que des êtres de feu et de désir sexuel. Au fond de nous, il y a ce noyau d’être, cet enfant intérieur, qui cherche et a besoin de la tendresse de bras protecteurs. A la différence d’Eros qui met sur le qui vive (« Est ce qu’il/elle m’aime encore? »), Philia rassure et vient nous donner ce sentiment de sécurité qui permet de baisser la cuirasse et enfin de se sentir exister.

Philia est l’expression de l’amour désintéressé : « Je t’aime comme tu es, je t’aime avec des pantoufle/avec des bigoudis ». Puisqu’il ne provient pas du manque, c’est un amour qui n’a plus besoin de la séduction pour exister. On peut se mettre à nu, réellement, devant l’autre, car chacun, dans cet amour accueille l’autre tel qu’il est.

Dans un couple heureux c’est ce qui se passe. En revanche, un couple névrotique n’est pas capable d’accéder à cette douceur de Philia, chacun voulant que l’autre se comporte encore comme l’image attendue, celle du Prince Charmant ou de la Femme Idéale. Et bien entendu, ce n’est pas en pantoufles et en pyjama que l’on correspond à cette image. Et c’est cette incapacité à accepter l’autre tel qu’il est – qui est corrélé à la difficulté à s’accepter soi-même bien sûr – qui va empêcher à Philia de se développer complètement et de permettre au couple de devenir une unité, d’être heureux sans se dévorer, sans se détruire par le feu, mais en épanchant cette soif par la tendresse et la douceur de vivre à deux.

La porte du Nous

Philia ouvre la porte à un partage profond: un partage de nos histoires, de ce qu’on vit, des tâches, bien sûr, mais aussi de notre manière de voir le monde. Chacun décrit ce qui lui arrive et au début il s’agit de demander des conseils « Tu sais ce qu’ Ophélie m’a dit? qu’est que tu en penses? » ou d’exprimer comment on fonctionne « Je n’aime pas rencontrer des personnes nouvelles ! Et moi j’ai du mal à rester cloitré chez moi. J’ai besoin de sortir ». Dans un couple qui marche bien, ces fonctionnements sont analysés, discutés, chacun essayant de comprendre un peu comment l’autre fonctionne, comme des amis qui partagent leur ressenti. Et de ces échanges, en ressort des choix collectifs, une conclusion (temporaire) issue du couple qui permet de constituer peu à peu « l’âme du couple », le Nous, cette entité qui résulte de toutes les interactions et partages que l’on peut avoir ensemble.

La figure ci-contre montre comment ce Nous se construit. Chacun est dans son monde, c’est-à-dire dans ses représentations de soi, de l’autre et du monde. Et par l’interaction et la confrontation, va se créer un Nous, qui contient ce que le couple a créé dans l’intimité des corps, des émotions et des mots et des idées partagées. Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou non, le Nous se développe. Mais si les deux membres ne voient pas le Nous, il sera inconscient et agira, comme tout ce qui est inconscient, à notre insu. Et c’est comme ça que se crée le ‘On’ que l’on utilise pour parler du couple, sans savoir si l’autre est effectivement d’accord avec ce qu’on dit: « On aime aller à la mer, n’est ce pas chéri? »

Mais plus chacun est conscient de ses propres mécanismes psychiques comme s’il parlait de soi à la 3ème personne, plus chacun est capable de se décentrer et d’accueillir l’autre dans sa différence, plus le Nous va se constituer harmonieusement et permettre au couple d’affronter les adversités que la Vie ne manquera pas d’apporter.

Prendre soin

Le premier effet direct sur chacun, et c’est d’ailleurs la raison profonde pour laquelle Philia est autant estimé, c’est qu’il s’agit d’un amour dans lequel chacun prend soin de l’autre.

D’abord, en s’aidant dans la vie chacun permettant à l’autre de se réaliser. Je repense à ce couple d’amis où pendant un temps l’homme a fait des petits boulots le temps que sa femme finisse ses études d’infirmière. C’est elle ensuite, par son travail, qui a permis à son homme de devenir kinésithérapeute. Chacun avait aidé l’autre à se réaliser professionnellement.

Mon image est celle de patineurs qui, sur la glace, se prennent par la main. L’un des deux, celui qui est devant, tire l’autre afin que ce dernier le dépasse. Et ensuite on échange les rôles. Ce qui permet en fait d’avancer plus vite que si on était seul. En tout cas, cela en donne l’impression. Et en plus il y a du fun, de la joie, du plaisir à faire ça.

Le prendre soin, c’est aussi, bien sûr, tous les moments difficiles de la vie qui auront à être traversés et que l’on ne peut éviter : trouver un travail, perdre quelqu’un de sa famille, aider un proche qui est malade ou accidenté. Et bien évidemment, c’est s’accompagner mutuellement dans la maladie, même si on ne s’est pas spécifiquement mis en couple pour cela. Faire attention tout de même avec hypocondriaques qui adorent qu’on prenne soin d’eux, mais qui ne rendent pas toujours la pareil.

Plus généralement, prendre soin s’exprime comme une manière de créer de la sécurité pour l’autre. C’est notamment pour l’homme de savoir prendre sa compagne dans ses bras et de lui dire « Tout va bien, mon amour, je suis là pour toi » avec son cœur et sa puissance. Je vois combien de conflits et de problèmes de couples peuvent s’arrêter net avec cette simple attitude de l’homme,

Enfin, Philia peut aider à gérer des blessures psychiques. Dans un couple, chacun arrive avec ses propres difficultés, et, tant qu’elles ne viennent pas résonner avec les difficultés de l’autre, il est possible de s’aider mutuellement à surmonter certains écueils. Mais faire attention tout de même : on n’est pas en couple pour devenir le thérapeute de l’autre. Si les femmes adorent parler de leur vie et être écoutées, et si les hommes parlent souvent moins que les femmes, certains peuvent s’épancher vis à vis de quelqu’un avec qui ils se sentent en sécurité. Dans ce cas, gare à la régression infantile et au jeu « patient/thérapeute » qui pourrait se mettre en place, et qui n’est pas loin du triangle victime/persécuteur/sauveur que l’on verra au chapitre .

La tentation régressive

Car Philia comporte un grand écueil, sur lequel beaucoup de couples ont sombré: la régression infantile. En effet, en se rapprochant et en passant du statut d’amant (Eros) à celui d’ami (Philia), on en vient à vivre de plus en plus dans la tendresse, sans passion, au risque de perdre la flamme du désir. Et dans ce, il y a un grande tentation à se laisser couler dans la régression infantile et à se comporter comme des enfants vis à vis de l’autre. Le chevalier d’Eros devient un petit garçon que « maman » dorlote, et la femme sexy perchée sur ses talons hauts est devenue la petite fille qui vient se blottir dans les bras de « papa ».

Parfois, il n’y a même plus de parents et ce sont deux enfants qui se retrouvent. Il peut bien sûr y avoir du ludique et de la créativité ainsi, car le ludique provient d’une déconnexion à son enfant libre intérieur, mais quand cela devient la norme, on voit des couples communiquer en parlant « bébé » comme on dit: « ke je veux dire que chais bon avec toi » et se conduire entre eux comme deux enfants en bas âge. Dans ce cas, il n’y a plus de désir, plus de flamme: l’eau de Philia a totalement éteint le feu d’Eros.

Attention, ce n’est pas qu’un peu de régression infantile ne puisse pas faire du bien. Elle devient critique lorsqu’il n’y a plus que ça dans un couple, quand la seule forme d’intimité est le câlin tendre, alors l’histoire du couple va surement, à un moment ou à un autre déraper. Tout simplement parce que Philia, s’il permet de créer des amitiés durables, ne suffit pas, pas plus qu’Eros, à faire tenir un couple. Philia est nécessaire mais pas suffisant. Un couple sans Philia ne peut demeurer car c’est un amour qui est garant de l’attachement de l’un vers l’autre dans la durée, mais avec seulement Philia, le couple perd de son intensité et devient une association d’amis. Ce sont deux « potes » qui vivent ensemble, sans désir, sans fougue, sans flamme.

C’est le cas de Léo et Laura, environ 25 ans chacun, qui forment un jeune couple fusionnel et qui ont régressé. On ne voit jamais l’un sans l’autre. Il n’arrête pas de la toucher sans désir, mais simplement, semble-t-il pour se rassurer. Elle utilise en permanence des petits mots d’amour régressifs (mon doudou, mon lapin, chaton). Mais dans cette régression, comme la plupart des couples ayant ainsi régressé, ils ne font plus l’amour. La passion s’est muée en une tendresse amoureuse fusionnelle, une amitié d’enfance, où ne subsiste que le contact et le fait de se blottir l’un contre l’autre. Pour ne pas vivre en dehors de la fusion, ils ont castré leur libido et régressé à l’âge de quatre ou cinq ans, chacun étant la maman ou le papa de l’autre. Il n’y a plus d’amant, mais seulement des êtres asexués qui continuent à vivre ensemble dans la tendresse

Philia se développe naturellement quand on a des enfants, car ces derniers ont besoin de parents. Et à force pour la femme de dire « Papa va t’apporter ou te faire » et pour l’homme « Dis à Maman ce que tu m’as dit » la tentation est grande de s’appeler ensuite ‘papa’ et ‘maman’ et ensuite de dériver vers cette simple association parentale qui laissera le couple désemparé le moment où les enfants deviendront grands.

La chute d’Eros

Ainsi, avec le temps, dans beaucoup de couples, Éros descend, descend… descend, Philia est bien là, bien présent mais on passe doucement et subtilement de l’amante et de l’amant à la relation compagnon-compagnonne.

On ne devrait pas dire « compagnon » et « compagne » quand on est en couple, mais conjoint et conjointe. Le terme de « couple » a remplacé celui de mariage, mais c’est exactement la même idée,

Le problème du mot « compagnon, » quand on dit c’est mon compagnon, signifie que l’on est en couple. D’une certaine manière, on devrait dire c’est mon conjoint, ma conjointe parce que de nos jours quand on dit un couple, c’est un peu la même chose que l’idée de mariage (être à deux dans l’exclusivité), simplement la durée implicite est différente, car on se marie encore « pour la vie », ce qui n’est pas nécessairement le cas pour vivre en couple.

Dire « c’est mon compagnon » ou « ma compagne » c’est signifier qu’on est dans un compagnonnage, qu’on avance ensemble. Etymologiquement, le compagnon veut dire « partager le pain,  » Panem qui veut dire le pain et cum qui veut dire qui signifie avec. Cette expression était utilisée aussi bien pour les guerriers (Charlemagne avait ses compagnons qui sont ensuite devenus des comtes) et des ouvrier qui suivait un compagnonnage comme dans les compagnons du devoir aujourd’hui.

Donc mon compagnon, c’est celui avec qui je fais un bout de chemin, avec qui je partage quelque chose, mais c’est très loin de la passion amoureuse d’Eros. C’est plus proche de l’amitié que du désir-amour. De ce fait, quand il n’y a plus que la Philia, cet amour tendre, doux, qui permet d’avancer ensemble, de manière assez fusionnelle, il n’y a plus réellement de feu. Et parfois les couples se disent « Ce serait bien de remettre un petit peu d’énergie, un petit peu de feu. » Ils sont un peu triste parce qu’ils se souviennent que c’était comme ça au début, et qu’ils voudraient retrouver cette flamme. Comment retrouver cette énergie du début ? Pourquoi est-ce si difficile ?

Parce qu’elle dépend du fait que c’était justement le début de la relation, et qu’Éros fonctionne naturellement et facilement avec du renouveau (la dopamine, la substance du désir renforce le plaisir de ce qui est nouveau).

Pour relancer l’énergie, il est possible de faire ce que font la plupart des couples en essayant de « redonner du peps dans son couple » c’est-à-dire de remettre du jeu, du ludique, du plaisir sans qu’Eros, qui bat un peu de l’aile, ne soit obligé d’être là. Et c’est la mission d’Aphrodisia, le jeu du plaisir sans Eros d’attiser ce désir et de remettre du feu dans un couple.

(à suivre).


  1. A ce sujet, je vous recommande l’excellent livre d’Esther Perel « Je t’aime, je te trompe » chez Robert Laffont (2018). ↩

Voici deux vidéos qui présentent autrement Eros, Philia, Aphrodisia et Agapé :

Les 4 visages : partie #1 – Eros et Philia

Les 4 visages : partie #2 – Aphrodisia, Agapé et la synthèse