par Jacques Ferber.

Certains disent que chez moi c’est la maison de Baloo : on peut y venir facilement. Y rester un moment, échanger des massages, bien manger, discuter et ronronner au coin du feu, ou se prendre un petit apéro au soleil en été. En plus je consomme beaucoup de miel. Une vraie vie d’ours bien léché… 

Je ne m’étais pas rendu compte que finalement, dans le dessin animé de Disney du Livre de la Jungle, la manière de vivre de Baloo est celle d’une personne qui vit intensément dans l’instant présent : ne pas s’en faire et vivre tout ce que l’on a à vivre maintenant, sans trop se préoccuper de tout ce qui empêche de jouir de la vie.

Ce comportement est associé à l’épicurisme, aux disciples du philosophe Épicure (-347 à -270). Ce dernier insiste sur l’importance de combler nos plaisirs de manière simple en évitant les excès. Pour lui, comme pour Baloo, le bonheur se trouve dans les choses simples de la vie, dans l’assouvissement des seuls désirs « naturels et nécessaires » comme les repas (pas trop riches), et les discussions entre amis. Inversement, le désir de richesse ou de prestige est le fruit du conditionnement social et doit être évité parce qu’il tend à nous procurer plus de mal que de bien.

Cette philosophie, considérée comme un « hédonisme raisonné » a été souvent combattue par l’Église. Elle s’est développée en Occident sous l’influence de l’humanisme (Érasme, Montaigne, Rabelais) , puis les philosophes des lumières (surtout pour l’aspect matérialiste avec Diderot et l’importance de la nature pour Rousseau) et a fait un retour important à la fin du XIXème siècle avec Nietzsche qui a été très imprégné de cette philosophie. Mais c’est surtout à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle, et notamment à partir du phénomène 68 avec sa morale du « il est interdit d’interdire » que l’épicurisme s’est de nouveau développé (Deleuze, Sollers, Onfray).

Mais attention, pour les tenants de cette philosophie, il ne s’agit pas de vivre comme un épicurien ! En fait le terme « épicurien » est mal employé, car on l’utilise généralement pour désigner ce qu’on appelait jadis un « sybarite », quelqu’un qui recherche les plaisirs de la vie dans une atmosphère de luxe et de raffinement. Bien au contraire, comme le préconisait Épicure, le plaisir se trouve, comme le rappelle Baloo, dans les petites choses simples de l’existence : manger des choses naturelles (des bananes !!), se gratter quand ça nous démange, se prélasser dans l’eau… Rien qui ne requiert un environnement sophistiqué ou luxueux. Le « glamour » est à l’opposé de l’épicurisme.

On retrouve cette sagesse dans plusieurs films : Le Cercle des Poètes disparus, avec son célèbre rappel du Carpe Diem : « cueillir le jour » que l’on pourrait aussi décrire comme « cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie », ou encore Disney dans Le Roi Lion avec le non moins célèbre Hakuna Matata (expression swahilie signifiant « il n’y a pas de problème » « vivre sa vie sans souci »). Quand j’étais jeune, Maurice Chevalier, un chanteur alors très connu, chantait « Dans la vie faut pas s’en faire, moi je n’ m’en fais pas, ces petites misères sont bien passagères, tout ça s’arrangera. », un chantre de l’épicurisme.

La jeunesse de Dionysos, 1884

Dionysos incarne l’essence de la vie en mode plaisir.

Comme on le voit, cette approche n’a pas besoin d’être expliquée, mais d’être profondément vécue. Un texte de philosophie sur la différence entre Platon et Épicure n’apportera qu’une satisfaction intellectuelle si les conclusions ne pas inscrites dans notre comportement et notre vie. Cela n’est pas l’objet de l’épicurisme et de toutes les philosophies plus ou moins hédonistes qui s’y rattachent. Il s’agit d’abord de vivre au jour le jour, la simplicité de chaque moment de la vie, sans crainte de Dieu, des pandémies 😉, de la douleur, et bien entendu sans avoir peur de la mort, cette angoisse existentielle vers laquelle finalement toutes les peurs nous ramènent.

Pour ma part, je ne préconise pas une vision hédoniste de la vie, qui considère le plaisir comme l’objectif à atteindre, comme une fin ultime, car cela débouche sur un matérialisme agnostique. Bien au contraire, la vie de l’Esprit, et la relation au divin est essentiel pour moi. Je prône plutôt une démarche centrée sur le plaisir comme moyen et non comme fin.

Ainsi, pour la différencier mon approche de l’hédonisme, je propose le terme hédopraxie (des préfixes grecs ‘hédo-‘ le plaisir et ‘praxie‘ l’action pratique, le moyen)1 pour désigner cette philosophie. Elle consiste à aller à la rencontre de Soi et du divin au travers d’une approche sensuelle et voluptueuse, sans faire du plaisir son objectif ultime. Il ne s’agit pas de chercher le plaisir pour le plaisir, mais d’utiliser le plaisir comme un moyen pour avancer vers une fin. À l’encontre de la plupart des religions, il ne s’agit pas de renoncer au corps comme lieu de l’incarnation, ni au plaisir qu’il recèle, sans pour autant se perdre dans une quête des sens sans limite, comme pourrait le prôner une approche plus hédoniste qui mettrait le plaisir comme bien suprême.

Le Tantra me semble être la voie, non dépourvue de pièges, qui permet de réaliser cette vie en mode plaisir, et de faire du corps le lieu d’incarnation du spirituel, en considérant que les plaisirs terrestres ne sont pas des péchés, mais des moyens d’accéder au divin, à condition qu’ils soient transmutés par la Conscience et l’Amour. Comme le dit le dicton, très imprégné de ce mode plaisir : « il n’y a pas de mal à se faire du bien ».

Dans le Tantra, on prend de la hauteur tout en se « plongeant » dans la matière , on embrasse totalement son existence terrestre, sans pour autant être dupe de toute l’illusion – la Maya hindoue2 – qui l’accompagne. Toute la difficulté consiste à plonger dans la vie incarnée en savourant ce qu’elle propose, en dégustant les menus moments où tout est là, où l’on ressent la puissance de la jouissance dans un mot, dans un regard, dans une caresse du corps ou le frémissement du vent sur sa peau. Tout en étant conscient de son caractère éphémère, du fait que cette jouissance n’est jamais permanente en tant que telle. Mais la conscience de la jouissance (ou de la souffrance) si ! En effet, rien n’est permanent. Le regard va changer, des mots plus durs suivront ceux de l’amour, le corps va se raidir. Rien n’est acquis, rien n’est accompli dans le domaine de la matière. Et pourtant, il est possible de vivre pleinement et avec bonheur son incarnation, sans ascétisme, tout en étant relié au cosmos, au divin, à notre part essentielle et lumineuse de l’être. C’est toute la philosophie de vie que je propose dans cet ouvrage, en abordant ses différentes facettes et la manière d’intégrer cette hédopraxie, ce mode plaisir, dans notre vie.

 


Notes:

  1. Le terme hédopraxie n’est pas très joli, j’en conviens, et c’est pourquoi je préfère parler de mode plaisir, plus simple et plus savoureux à l’oreille.
  2. Maya, en sanskrit est la nature illusoire, créée par le Divin, par laquelle les choses et les événements nous apparaissent.