Par Jacques Ferber.

Ah, l’amour… Qu’est ce qu’on ne ferait pas par amour? Comme l’exprime très bien la chanson d’E. Piaf, l’hymne à l’amour :

Tant que l’amour inondera mes matins – Tant que mon corps frémira sous tes mains – Peu m’importent les problèmes – Mon amour, puisque tu m’aimes.

L’amour romantique est le lieu même où l’on peut se sentir exister. Dans l’idée même de la vie comme romance, l’amour ne peut jamais être totalement vécu dans son entièreté, mais il doit continuellement passer d’une situation de félicité incroyable à un déchirement et à des problèmes sans nom, ce qui contribue à l’expression de l’ensemble des émotions et du drame humain. Pratiquement l’intégralité des romans d’amour, comme des séries « à l’eau de rose » sont fondées sur cette idée. Les femmes plus particulièrement, du fait de leur attachement aux émotions (« si je vis des émotions, alors j’existe ») ont un goût prononcé pour tout ce qui a trait à l’amour romantique. La situation la plus classique de l’amour romantique c’est celle du « je t’aime mais tu ne m’aimes pas ». Alors, bien évidemment je souffre, ce qui me permet de me positionner comme victime (« pourquoi ne m’aime-t-on jamais ? », « pourquoi ceux que j’aime ne m’aiment pas ? », « pourquoi la vie est elle si dure avec moi ? », etc.). Mais en fait, sous la souffrance réside une jouissance qui peut être résumée par la phrase : « je souffre donc j’existe », structure dont se nourrit l’ego. Eckhart Tolle en parle très bien sous le terme de « corps de souffrance » (cf. Nouvelle Terre : L’avènement de la conscience humaine), cette partie de l’ego qui jouit de manière masochiste de sa propre souffrance en étant au centre du drame qu’il s’est construit. On cherche à se faire aimer de celui qui ne nous aime pas (et qui est l’élu de notre coeur justement parce qu’il ne nous aime pas), ce qui conduit à augmenter notre souffrance et notre degré de victimisation et donc à augmenter la relation narcissique que l’on entretient avec soi-même.

En fait, l’amoureux transi tire sa propre jouissance de cet état de souffrance. Il suffit d’ailleurs souvent que la relation change, à la suite d’une circonstance quelconque, pour voir que tout cet échafaudage d’amour, de cœur meurtri et de déchirement ne repose finalement que sur une aspiration perpétuelle de l’ego à exister. Par exemple, il suffit que Marie, qui était aimée par Paul mais sans l’aimer, commence à trouver désirable Paul pour que Paul ne soit plus intéressé par Marie. Paul tire son plaisir du non-amour de Marie, qui lui procure une existence en lui permettant de jouer son pattern de victime de l’amour. L’amour romantique est donc très addictif, car il nourrit l’ego en lui permettant d’exister en créant des drames dont il sera le premier à être enchanté d’en devenir la victime tout en augmentant la souffrance. La passion amoureuse relève du même ordre d’attachement émotionnel qui nourrit l’ego. La passion amoureuse peut se résumer à « je t’aime totalement, je me donne à toi, je suis près à mourir pour toi ». Ici encore, on n’est pas attaché à l’autre, mais à la sensation délicieuse qui est provoquée par de telles émotions. Si en plus ce type d’amour est valorisé par la culture (ce qu’on appelle justement la culture « romantique »), on tend à croire que la vie ne mérite pas d’être vécue si l’on ne ressent pas ce type d’émotion. Mais que se passerait-il si, tout d’un coup, notre attachement à l’amour romantique tombait, si l’on arrêtait de voir dans ces passions une valeur ? On verrait alors que le « je me donne à toi » constitue en fait une demande « soit totalement pour moi », et que l’autre, ici encore, ne compte que comme un moyen de satisfaire notre narcissisme.

Bon ce billet ne va pas faire très plaisir à certains, parce que l’addiction à l’amour romantique est tellement fort (j’en sais quelque chose, j’ai été drogué pendant des années, et j’aime toujours regarder des films de passion amoureuse) et tellement présent dans notre société, qu’il est très difficile de décontaminer un drogué et de dire à un amoureux que finalement ce qu’il adore par dessus tout, dans tout ce drame dont il est l’acteur principal, c’est en fait son nombril. Regardez le merveilleux film d’O. Dayan, La Môme, sur la vie d’E. Piaf (ce film me fait pleurer à chaque fois) pour bien se rendre compte qu’une vie passée uniquement sur le signe de l’amour n’est pas exempte de cette vision. Et puis, essayez d’aider les personnes vraiment accrochées à leur souffrance amoureuse et vous comprendrez comment c’est seulement cette identification et cet attachement à l’amour qui contribue à créer la souffrance par son simple désir d’exister. Mais que l’ego se reconnaisse lui-même comme l’auteur de sa propre souffrance, c’est souvent un peu trop fort à avaler pour les victimes. C’est pourtant une étape essentielle vers la sagesse.