Wu wey : l’art d’agir sans effort
Par Jacques Ferber.
« Quand on veut faire pousser une plante on ne tire pas dessus. On l’arrose juste ce qu’il faut et on la regarde pousser. » Cette phrase plein de bon sens est à la base d’une manière de vivre fondée sur la fluidité et l’harmonie. Elle ne dit pas que le fermier ne fait rien. Bien au contraire, il prend soin des plantes et il leur donne ce dont elles ont besoin quand elles en ont besoin. Mais il ne peut pas aller plus vite que la Vie elle-même. Même mettre deux fois plus d’eau que besoin pourrait être contre-productif et faire mourir les plantes. D’une manière générale, ce n’est pas en s’efforçant plus que ses plantes grandiront plus vite, mais en faisant les choses en harmonie, au bon moment et de la bonne manière.
Cette pensée de bon sens est.à la base d’une doctrine Taoïste essentielle, que l’on retrouve aussi dans le Tantra sous une autre forme : le Wu Wei. Ce mot, littéralement signifie « sans action », ou plus exactement « sans effort ». On pourrait traduire Wu Wei par « agir sans effort », accomplir ses actions sans s’efforcer, sans « aller plus vite que la musique », et surtout sans y mettre trop d’affect, sans lutter pour réussir.
Car il existe un grand paradoxe que connaissent bien les athlètes le jour de la compétition : pour réussir, il est nécessaire de vouloir gagner, mais si on le désire trop, si on est accroché à la réussite, alors nos moyens s’envolent. Il est important de rester dans ce qu’on appelle « la Zone », d’être dans le flux. Lorsqu’on est « dans la Zone », en mode Wu Wei, tout semble facile, mais dès que l’on sort de la zone on a l’impression de devoir se battre pour gagner. Non seulement c’est dur car on est dans dans l’effort, mais, en outre, plus on s’efforce, moins on y arrive.
J’ai vécu cette sortie de Zone, lorsque j’avais environ trente ans, lors d’un match de tennis. A l’époque je faisais quelques compétitions et j’étais classé. Et je me souviens un jour, avoir fait une compétition contre un joueur qui était mieux classé que moi. Et pourtant je le battais: mes revers étaient merveilleux, mes passing-shots décisifs, mes attaques de coup droit le laissaient à trois mètres et mêmes mes amortis faisaient le point. J’étais dans la Zone, dans ce que les compétiteurs appellent « l’état de grâce ». J’avais remporté le premier set et je gagnais au 2ème 5/2, mon service à suivre. Les observateurs pensaient déjà que le match était plié. Mais à ce moment là, j’ai commencé à « gamberger » comme on disait à l’époque, à réaliser que je gagnais contre un joueur beaucoup mieux classé que moi. Et là, pour gagner j’ai voulu assurer. Je suis devenu trop prudent. J’ai raté mon service, faisant même une double faute, et plus rien ne passait. Ni coup droit, ni passing-shot, mes revers tombaient dans le filet ou sortaient du cours de quelques centimètres. Pendant tout ce temps je cherchais à me détendre, mais plus je pensais à me détendre, plus je me crispais. J’étais en déconfiture, et j’ai fini par perdre le match en trois sets.
Et cela nous arrive tous les jours. Si nous avons à vivre une situation professionnelle difficile le lendemain, si nous devons faire une présentation importante pour notre carrière, nous savons que nous devons bien dormir la veille. Sauf que le stress nous fait tourner le mental, et plus on se dit « il faut que je dorme » moins on y arrive. Ce n’est pas en s’efforçant de s’endormir que l’on y arrive, bien au contraire. Ici aussi, c’est en se détendant, en se « dé-stressant » comme disent certains, c’est-à-dire en « laissant faire » le corps à partir de sa sagesse propre, que l’on peut gagner ou se relaxer.
les deux « moi »
Lorsqu’on se trouve en dehors de la Zone, ou quand on cherche à s’endormir, on fait malheureusement l’expérience qu’il y a deux « moi » à l’intérieur de soi: un moi conscient, mental, qui parle, qui pense, qui dit ce qu’il faut faire, et un autre moi, plus inconscient, plus corporel, qui est dans l’action. Et quand le premier est trop tendu vers le but, il empêche le second d’agir à partir de sa propre « intelligence corporelle ». Le secret est bien entendu de « lâcher prise » de « laisser faire » le corps, c’est-à-dire que le moi mental laisse la place à cette intelligence corporelle, mais plus on se dit de lâcher prise, plus on échoue. Et on tombe dans le paradoxe : on ne peut gagner que si l’on n’essaie pas de gagner !
Des recherches récentes en sciences cognitives suggèrent que cette idée pourrait avoir un certain fondement. Bien qu’il n’y ait qu’un seul moi, dans un sens fonctionnel important, nous sommes divisés en deux êtres en deux modes cognitifs qui présentent des caractéristiques bien différentes.
Le premier, que l’on appelle cognition réactive, chaude, circuit court ou « système 1″, est rapide, automatique, très émotionnel, essentiellement inconscient, et correspond à peu près à ce que nous appelons « le corps ». Le second (cognition explicite, mentale, froide, circuit long ou « système 2″) est lent, délibéré, rationnel, plus conscient mais aussi plus laborieux et relève de ce qu’on appelle « le mental », c’est-à-dire notre moi conscient et verbal.
La philosophie occidentale a mis beaucoup l’accent sur la raison, et sur le fait que le mode 2, rationnel et conscient, doit contrôler, et je dirais même mettre au pas et asservir, le moi 1 corporel. Il y a ainsi une tendance bien ancrée dans l’idée que pour réussir il est nécessaire de travailler sans relâche et de faire des efforts, de supprimer toutes les sollicitations extérieures, de se focaliser sur sa tâche et de s’efforcer toujours plus en contrôlant au maximum son corps, ses émotions, son activité. C’est ainsi que les professeurs du secondaire jugent les élèves qui ne réussissent pas : ils ne font pas assez d’efforts, disent-ils.
L’image est celle du cavalier, le moi 2 rationnel dominant les pulsions du moi 1, le cheval, de manière dure, en soumettant sa monture par l’usage permanent du mors, de l’éperon et de la cravache.
Mais comme le savent les cavaliers, c’est le cheval qui fait le travail, qui saute et qui choisit ses pas, le cavalier n’est là que pour lui donner la stratégie, lui faire choisir le meilleur chemin, pour l’encourager ou le contenir, mais surtout pas pour faire le travail à sa place. De plus en plus de cavaliers pratiquent ainsi l’équitation en mode Wu Wei, en travaillant en symbiose avec leur monture, en « parlant à l’oreille de leurs chevreaux » pour reprendre le nom du film qui a montré l’importance de cette alliance entre le cavalier et le cheval, qui symboliquement s’exprime entre le moi 2, lent, rationnel et qui voit sur le long terme, et le moi 1, le moi réactif, incarné, qui est relié aux sensations et à la « corporalité » de l’instant présent.
Comment développer le Wu Wei
Mais comment arriver à vivre dans cette fluidité?
D’après Edward Slingerland [1], sinophile et professeur de la philosophie chinoise à Vancouver, il existe quatre réponses possibles pour résoudre ce paradoxe: comment vivre dans la fluidité tout en étant dirigé vers un but, lâcher prise tout en agissant, réussir sans s’efforcer.
1) La stratégie confucéenne qui consiste à travailler sans relâche à tailler et polir sa pierre, c’est-à-dire à s’efforcer dans un premier temps, en copiant les maitres, afin que les gestes et les techniques fassent partie de nous et deviennent inhérentes à notre manière d’être. Alors, l’action spontanée peut émerger. C’est la technique des artistes et notamment des musiciens et danseurs classiques qui répètent et répètent inlassablement jusqu’à ce que leur art fasse totalement partie d’eux. Ils n’ont plus besoin de réfléchir pour savoir quelles sont les prochaines notes ou les prochains pas, le « corps sait », le moi 1 est totalement aux commandes. Mais pour y arriver, ils ont travaillé dur. C’est aussi l’approche du Yoga de Patanjali, qui consiste à pratiquer chaque jour afin d’assouplir, raffermir et surtout maitriser son corps dans ses moindres aspects.
2) L’approche du Tao te king: retourner à la nature de toutes choses. Le Tao te king (ou Dao de Jing) est le livre chinois attribué à Lao Tseu qui décrit l’essence du Taoïsme originel. Le principe est de se défaire de toutes ce qui nous a été enseigné, de tous les conditionnements culturels et sociaux, et de retourner à l’état de nature. C’est aussi l’approche de Rousseau et des hippies des années soixante ou des « baba cool » plus récents qui s’affranchissent de tout ce qui touche de près ou de loin à la technologie et à la science, et même à l’apprentissage. Dans cette démarche, on considère que chacun est déjà musicien, et que les sons que l’on produit quand on est totalement spontané est plus authentique et donc beaucoup plus beau. Dans le Tantra cette approche est bien développée par Osho et ses descendants. Elle est très profonde, mais souvent comprise de manière superficielle, ce qui fait que le Wu Wei est conçu parfois comme un « ne rien faire », « se laisser aller », comme un « tout est permis », et donc de donner crédit aux pulsions, alors qu’il s’agit au contraire d’aller trouver et rencontrer l’essence du mouvement, l’essence de la spontanéité quand elle est en conscience et d’agir en harmonie avec les autres et le monde.
3) Les potentiels innés. Nous disposons déjà d’un grand nombre de potentiels à l’intérieur de nous, et il s’agit de les faire germer, comme s’il s’agissait de plantes. La métaphore du fermier décrite plus haut s’inscrit totalement dans cette approche. Nous avons déjà tout cela en nous, mais nos qualités intérieures doivent être aidées, arrosées et désherbées. C’est le chemin du développement personnel et de pratiquement tous les stages psycho-spirituels (tels que les stages de Tantra). Il y a autant à déconditionner qu’à reprogrammer, en avançant pas à pas, en écoutant nos ressentis intérieurs, et en progressant comme une plante croit. Cela prend du temps, et on peut développer des techniques pour avancer sur ce chemin d’intégration de l’esprit et du corps, du moi 1 et du moi 2, comme nous le proposons dans nos stages à Tantra Intégral.
4) Suivre l’élan intérieur à partir de la vacuité. Cette quatrième approche met dos à dos les deux premières: la stratégie confucéenne initiale comme la réaction taoïste, en les considérant comme partiellement vraies, mais aussi partiellement inadéquates du fait de leur radicalité. Enfin la troisième est considérée comme un pis-aller : elle permet d’intégrer doucement l’action juste et spontanée dans sa vie, mais elle ne va pas assez directement au but. Le chantre de cette approche dans le Taoïsme est Tchouang Tseu, philosophe du 3ème siècle, qui dit que la seule façon de vivre correctement est de rendre notre esprit vide et de laisser le Tao, la voie, nous entrainer. Nous avons à l’intérieur de nous une puissance, une force d’origine céleste qui nous guide et qui est normalement réprimée par notre esprit, mais nous pouvons entrer en contact avec elle afin qu’elle nous guide de « la bonne manière » c’est-à-dire en harmonie avec le monde.
Il s’agit de lâcher prise totalement et de faire le vide dans son esprit. A cet endroit, le Taoïsme rejoint le bouddhisme Zen, où la notion de vacuité est essentielle, et le Tantra profond où la danse spontanée émerge du vide. Tout se passe à partir du rien initial (shunyata), qui est lui-même une totalité en germe, car tout prend sa source du vide. Si on laisse l’énergie du vide s’incarner, l’action est alors simple, juste et facile. Plus d’effort à faire, plus de volonté à avoir, plus de culpabilité de ne pas avoir bien fait. La perfection émerge du vide. Elle n’est pas le résultat d’un effort constant du perfectionnisme, mais le résultat d’une évidence où tout est simple. Lorsqu’on parle à partir de cet espace, on dit que l’on canalise: c’est la voix de la sagesse qui s’exprime ainsi, les paroles du divin qui s’incarnent dans un corps.
Dans cet état là, le Tantra nous dit que l’on fait Un avec le mouvement. Ce n’est plus une personne qui danse, mais la danse qui jaillit de l’être, le danseur devient la danse, comme le musicien devient la musique, l’athlète le sport qu’il pratique. Il n’y a plus un sujet et un objet, mais une union profonde de l’individu avec ce qui l’entoure, une justesse et une authenticité qui touche les personnes qui en sont témoin.
Elles s’adressent aussi à des moments différents d’une pratique ou d’une vie. Il est clair que si l’on veut maitriser une technique, la pédagogie de faire et de répéter est essentielle. Mais une fois qu’on a atteint un certain palier, il est important de ne pas rester crispé sur la technique. Par exemple, si l’on apprend une danse telle que le Tango, les premières années on apprend en essayant de dégager des schémas des lignes directrices, mais surtout en répétant ce que font les professeurs. S’il est intelligent, il donne des exercices et fait explorer autour de ces pas de base afin de laisser venir les potentiels innés et de les faire croitre. Ensuite, en passant à des phases intermédiaires ou avancées, on peut se rendre compte de la subtilité de cet art qui est à la fois très complexe quand on décompose chaque geste et simple si l’on sent la connexion à l’autre et à la musique, si l’on ressent le flot de cette vivance en soi, si l’on sent vibrer le Tao. Alors, sans effort et spontanément on vit le Wu Wei.
Notes:
[1] Edward Slingerland, Trying Not to Try: The Art and Science of Spontaneity, Crown, 2014
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