Par Jacques Ferber.

– Qui es-tu ? Te connais-tu ?

– Ben oui, je me connais ! Je sais qui je suis !

Nous avons tous au fond de nous mêmes cette croyance. Evidemment, depuis Freud, nous savons aussi qu’une partie de notre psyché est inconsciente. Mais globalement, on tend à croire que l’on se connait et que l’on a une « nature », une « personnalité » que l’on connait bien. On dit « moi, je suis travailleur », « moi je sais ce que je veux », « moi, je suis quelqu’un de tranquille mais faut pas venir me chercher » ou encore « je suis quelqu’un de fidèle en amour et en amitié », etc. N’importe quelle phrase du type « je suis quelqu’un qui xxx » correspond à une affirmation sur ce que nous sommes. Et certains d’exprimer parfois : « Je suis comme ça, et il faut me prendre ainsi, ce n’est pas à mon âge que je changerai ». Nous sommes ainsi plein de ces phrases où nous affirmons savoir qui nous sommes. Il est bien rare que l’on dise « Je ne me connais pas. Je ne suis que le vent qui souffle en moi et qui me fait aller de ci de là en fonction des circonstances »… sauf si on est poète.

Parfois dans certaines occasions on se retrouve à faire quelque chose qui ne « nous ressemble pas ». On dit alors : « j’ai fait ça, mais je ne sais pas pourquoi », en prétendant que ce sont des forces intérieures qui nous ont amenées à agir ou que nous étions « hors de nous ». Mais globalement, cela ne remet pas en cause, cette forte conviction de savoir qui nous sommes.

Qui suis-je ?

En fait, cette conviction ne repose que sur du sable. Nous ne nous connaissons pas, ou si peu. D’ailleurs, nous cherchons souvent à mieux nous connaître, car nous sentons bien qu’il se passe des choses en nous que nous ne comprenons pas. La quantité de questionnaires dans les magazines (surtout féminin, mais cela ne veut pas dire que les hommes se connaissent mieux, au moins les femmes ont la sagesse de le reconnaître 🙂 ), ainsi que le grand nombre de tests pour identifier notre type psychologique (Enneagramme, Myers – Briggs, etc.) témoignent à l’évidence du fait que nous ne nous avons du mal à nous appréhender totalement. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi cherchons-nous à mieux nous connaître ? Pourquoi Socrate, en faisant sienne la devise du temple de Delphes : « connais-toi, toi même,.. », considérait-il que cette connaissance de soi était si importante ?

Tout simplement parce que nous nous sommes créés depuis notre plus tendre enfance une persona, c’est à dire une personnalité artificielle constituée de jugements, d’idéaux et de désirs d’impressionner les autres, en préférant correspondre à une idée flatteuse qu’à la réalité. Nous avons choisi le paraître, aidé en cela par notre éducation et notre environnement social et culturel. Les cultures prescrivent les normes qui s’appliquent à chacun, et notamment ce qui est bien et mal, ce qui doit être dit et ce que l’on doit taire, ce qui nous honore ou nous fait honte. Ces normes viennent s’insinuer si profondément en nous, qu’elles en viennent à nous faire croire qu’il s’agit de notre nature. Comme c’est plus facile à voir chez les autres que chez soi, on peut prendre des exemples étrangers. Dans « stupeurs et tremblements », Amélie Nothombe dresse un portrait absolument fascinant de l’impact des normes sociales japonaises sur le comportement individuel :

Non : s’il faut admirer la Japonaise – et il le faut -, c’est parce qu’elle ne se suicide pas. On conspire contre son idéal depuis sa plus tendre enfance. On lui coule du plâtre à l’intérieur du cerveau : « Si à vingt-cinq ans tu n’es pas mariée, tu auras de bonnes raisons d’avoir honte », « si tu ris, tu ne seras pas distinguée », « si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire », « si tu mentionnes l’existence d’un poil sur ton corps tu es immonde », « si un garçon t’embrasse sur la joue en public, tu es une putain », « si tu manges avec plaisir, tu es une truie », « si tu éprouves du plaisir à dormir, tu es une vache », etc. Ces préceptes seraient anecdotiques s’ils ne s’en prenaient pas a l’esprit.

Le temps nous aide à voir aussi l’importance des normes sur chacun. Au 14ème siècle, en Espagne, si vous disiez que vous ne croyiez pas en Dieu, ou que la terre n’était pas au centre du monde, vous risquiez très fortement de tomber dans les griffes de l’inquisition et d’être brûlé. Mais si les normes ont changées, nous sommes toujours pris dans ce carcan qui nous rend « social » tout en nous enchaînant sans que nous nous en rendions compte. Aujourd’hui, dans une entreprise, vous vous devez d’être performant, toujours sur le coup, toujours en forme. Vous n’avez pas le droit de dire que vous êtes fatigué ou que vous ne sentez pas très bien ce projet qui est porté par la direction. Vous ne risquez pas l’inquisition, bien sûr, uniquement d’être mis sur la touche ou bien d’être viré. Cela n’empêche, si vous voulez conserver votre job et grimper dans la hiérarchie, vous êtes tenus de prendre le langage de l’entreprise, la manière de s’habiller, de se comporter. Et cela, doucement nous impacte. Nous sommes plongés dans un bain de normes, même si nous ne nous en rendons pas compte. La télévision, la radio, les magazines, Internet, n’arrêtent pas de nous formater à penser d’une certaine manière. Il faut souvent changer d’environnement pendant un certain temps, aller dans une autre culture, pour voir combien nous sommes soumis en permanence à une pression pour être et penser d’une certaine manière. Ces normes culturelles sont arbitraires : ce qui était acceptable à un moment ne l’est plus à un autre. Les jugements sur le rôle et la nature des femmes, sur la sexualité, sur le rapport aux autres et notamment aux étrangers a beaucoup évolué en moins d’un siècle. Cette évolution culturelle s’est inscrite en nous. Et ce que nous pensons être « bien » aujourd’hui, être juste, sera considéré comme « mal », décalé, pas juste ou limité dans quelques décennies. La norme évolue dans l’espace et dans les groupes sociaux : les habitudes, coutumes et perspectives des grands bourgeois ne correspond pas à celles que l’on rencontre dans les cités. En passant de la province rurale à Paris, d’un milieu scientifique à un cercle new age, d’un club de rugby à un cours de danse, on se rend compte de la diversité incroyable des points de vue. Ils ne sont pas seulement différents, ils s’opposent : ce qui paraît être la norme dans un groupe est totalement bannie dans un autre. Laquelle est vraie, laquelle est juste ? Fondamentalement aucune ! On peut seulement montrer que toutes ces normes s’inscrivent dans un mouvement évolutif, d’accroissement de conscience et de décentration, comme le montre la Spirale Dynamique ou la pensée intégrale de Ken Wilber. Ces cultures sont étagées en courants ou étapes (stages) et chaque nouveau courant ouvre à un nouveau niveau de conscience, dans lequel on remet en cause les valeurs et donc les manières de penser des niveaux précédents. Il n’y a pas a priori de limites à cette évolution des valeurs et ce qu’il faut retenir c’est qu’on ne peut pas penser en dehors d’un cadre de valeurs préétabli. On peut juste s’ouvrir à une conscience de plus en plus grande.

Mais la culture n’est pas seule responsable de cette méconnaissance de nous mêmes. L’ego, sous la forme de notre orgueil à nous considérer comme quelqu’un d’important, est la deuxième source de notre ignorance. C’est très difficile de parler de l’ego, car nous sommes essentiellement tous enfermés dans nos croyances d’être quelqu’un d’unique et de précieux (sauf pour certains dépressifs qui se considèrent comme nuls, mais ce jugement est aussi le résultat de l’ego). Nous nous voyons comme des individus séparés du reste du monde. Entre la naissance et le décès, nous nous vivons comme définis par notre « nature », ensemble de qualités et de défauts, d’histoires personnelles, de désirs et de dégoûts. Nous nous voyons parfois victime des situations, et nous croyons que notre souffrance fait partie de nous. Nous en voulons à ceux qui ne nous respectent pas, et nous essayons de respecter ceux que nous aimons. Nous sommes souvent sensibles aux affronts, à la moquerie, aux insultes, à tous les mots qui ne viennent pas du cœur. Nous souffrons quand nous sommes abandonnés, rejetés, trahis, pas reconnus, méprisés, abusés, étouffés, et d’une manière générale quand nous nous sentons malmenés dans notre être. Mais en fait, toutes ces souffrances sont elles aussi issues de croyances, de représentations, de choix de vie, de serments que nous nous sommes donnés à nous mêmes. Une grande partie de ces jugements sont en fait issus d’affirmations que les autres ont émis sur nous mêmes. Cela a commencé bien évidemment avec nos parents qui ont posé sur nous des espoirs (« tu seras médecin mon fils »), des craintes (« Il faut que tu te trouves un mari, ma fille »), des critiques (« si tu crois que quelqu’un peut t’aimer en faisant ça » ), lesquels viennent bien souvent de leur culture et de ce qu’ils ont reçu de leur propre parents. Des blessures, des conflits psychiques non résolus ont été transmis de génération en génération jusqu’à nous, et nous portons dans notre inconscient le poids d’un passé collectif considérable. Les abus sexuels et affectifs en tous genre, les traumas liés à des violences parfois atroces ont impactés les comportements de nos ancêtres, qui ont transmis tout ce qu’ils avaient vécus. Notre manière de voir le monde et une grande partie de nos blessures (mais aussi de nos joies) en est issu.

A partir de notre manière de nous considérer nous-mêmes, de nos traumas individuels et transgénérationnels, nous tentons de vivre comme nous le pouvons, cherchant à créer un personnage, à jouer à être quelqu’un, dans la vie, en prenant toute une série de rôles, en règle générale pour être reconnus et aimés, considérés comme quelqu’un de « bien ». Adolescent, il s’agissait d’être accepté dans le groupe de copains, puis, plus âgé, de passer pour la femme fatale ou le séducteur, d’être un ouvrier efficace ou un manager performant, d’être l’épouse ou le mari idéal, d’être un bon père ou une bonne mère, etc. Nous essayons de paraître conforme à notre idéal – dans notre système de valeur. Nous cachons nos imperfections, nous dissimulons les actes dont nous avons honte, les traits de nous mêmes qui ne nous plaisent pas, pour nous présenter avec une plus grande allure. Et nous faisons tout pour que l’on ne voit pas ce que nous sommes vraiment. Et si jamais nous n’y arrivons pas, gare à la dépression ou à l’hyperactivité !

Le personnage que Michel Blanc a incarné dans les films des « bronzé » ou dans « viens chez moi j’habite chez une copine » est tout à fait caractéristique de ce désir de paraitre. Son personnage cherche toujours à séduire des femmes en se présentant sous un jour qu’il pense être valorisant, alors qu’aucune n’est attirée par lui. En fait, il est égocentrique et lâche, il objétise les femmes qu’il ne voit en fait pas, car trop centré sur lui-même, en essayant de passer pour un « mâle dominant », un tombeur, ou quelqu’un d’altruiste (« moi je fais ça pour aider ! ») ce qu’il n’est pas du tout. Et pourtant ce personnage, bien qu’étant assez abjecte, touche notre cœur, car on ressent la souffrance à l’origine de ce comportement, souffrance que nous connaissons aussi : ce désir d’être mieux que ce que l’on est, plus beau, plus admirable, plus parfait, être le « blond » que décrit Gad Elmaleh, celui qui réussit tout facilement, que nous raillons mais que nous envions en même temps. Mais ce « blond » n’existe bien entendu pas : il n’est qu’une apparence, une projection de nos désirs, le symbole de notre difficulté à ne pas nous aimer nous mêmes.

Essayer de passer pour un « blond » quand on est comme le personnage de Michel Blanc, cela nécessite une énergie considérable : il faut créer les conditions pour que les autres croient que nous sommes beaux, puissants, dominants, sympa, cool (mettez ici les adjectifs qui sont importants pour vous), et cela réclame beaucoup de temps et d’efforts. Cela peut passer par les heures que certaines femmes passent chaque jour dans leur salle de bain pour s’apprêter (« je fais cela pour moi » disent ces femmes), par toute l’énergie que dépensent certains hommes pour pouvoir acheter un jour la grosse voiture (« c’est parce que j’aime les voitures » disent ces hommes) qui leur permettra de séduire les filles (pensent-ils) ou tout du moins pour passer pour quelqu’un d’important. Cela s’exprime par tout le temps passé au boulot pour simplement donner le change, empêcher les autres de prendre notre place en essayant de monter dans la hiérarchie. Et ensuite dépenser tout l’argent que l’on a gagné en signe extérieur de richesse ou en palliatifs pour se reposer de tout le stress que nous avons accumulé dans ce travail. En d’autres termes, nous travaillons pour gagner l’argent qui nous permettra de vivre sans le stress que nous aurions eu sans ce travail ! 🙂 Cela rappelle le processus de l’addiction, où le « drogué » prend sa « drogue » pour pouvoir ressentir l’état de paix qu’un non drogué ressent sans cette drogue. Autre exemple, pour certains dans le travail, nous nous sentons en manque, alors nous pensons ‘vacances’. Mais pour aller en vacances, il faut de l’argent. Donc nous allons investir tout notre temps et notre énergie pour gagner cet argent qui nous permettra, enfin, de partir et de vivre les vacances désirées, lesquelles, bien entendu, ne seront jamais à la hauteur de nos rêves. Et les années passent, et nous ne vivons pas, masquant notre vide intérieur et notre mal être par des « sorties » entre amis, par des virées aux cafés, restaurants, boites de nuit, pour nous donner l’impression que nous vivons quelque chose, alors que nous nous sentons mort à l’intérieur.

C’est parce que nous refusons de nous voir nous mêmes que nous vivons cette vie qui nous semble fade et triste. Alors nous « donnons le change », nous rationalisons nos comportements en essayant de leur trouver une justification honorable après coup. Nous avons toujours une bonne raison d’agir ainsi. Même les personnes très accrochées à leur addiction donnent une raison, assez dérisoire parfois, à leur addiction, telle que « je fume parce que j’en ai envie » quand cette envie peut les mener à sortir en plein hiver dans le froid et la tempête pour aller débusquer le dernier tabac ouvert. Personne n’est dupe, sauf celui qui agit ainsi. C’est effectivement dur de dire : « je suis sous la dépendance d’une drogue qui me fait croire que j’ai envie de quelque chose, pour m’éviter de me rencontrer moi-même », ou « je fais ce boulot plutôt que de consacrer ma vie à ma passion, parce que j’ai peur de manquer et d’être sans le sou », car cela nous mettrait dans ce que l’on appelle une dissonance cognitive, une différence importante entre nos actions et nos valeurs. Et de ce fait, nous utilisons tout un arsenal de justifications, d’explications argumentées, de raisonnement à base de « raisonnable », pour éviter de voir l’origine de nos choix. Mais quand on se donne des fausses raisons pour agir, celui que l’on trompe, en premier lieu, c’est soi, en se mentant à soi-même. Nietzsche disait (dans Au delà du bien et du mal) :

C’est moi qui ai fait cela », dit ma « mémoire ». « Il est impossible que je l’aie fait », dit mon orgueil et il reste impitoyable. Finalement – c’est la mémoire qui cède. »

Et chaque fois que nous nous mentons à nous mêmes, chaque fois que nous justifions des actes a posteriori, sans prendre en compte ce qui se trame au plus profond de nous, nous ajoutons de l’obscurité à notre propre connaissance de nous-même, nous alourdissons notre ombre, et nous nous éloignons de notre centre.

En fait, profondément, nous ne voulons pas savoir qui nous sommes. Nous préférons, par cet orgueil dont parlait Nietzsche, croire à une certaine image de nous-mêmes que nous aimerions bien que les autres renforcent. C’est cela le moi malade, névrotique, élaboré autour de nos ombres et d’une persona que nous avons construit, déconnecté de notre âme. Et pour essayer de ne pas sombrer, de ne pas voir qui nous sommes vraiment, nous nous entourons d’un compagnon ou d’une compagne, d’amis, de relations, dont le rôle fondamental est de nous répéter en permanence que oui, nous sommes quelqu’un de bien, et que nous avons raison de faire les choix de vie que nous avons fait. Et lorsque notre conjoint nous quitte, nous plongeons dans le désespoir. Ce n’est pas tant le fait qu’il nous quitte qui nous fait plonger, que le fait que nous trouvions comme un drogué en manque de notre validation quotidienne : si il (ou elle) me quitte c’est que je ne suis pas quelqu’un de bien ! Le voile de tout ce que nous avons construit, le rêve et l’illusion qui nous a permis de cacher la réalité de notre vie se déchire, les manques et les jugements négatifs deviennent trop criants et nous sombrons. En fait, les dépressions et les « burn out » sont en réalité des moments de connexion très forte avec nous mêmes et nous devrions les chérir pour cela. Nous devrions nous réjouir de notre propre déprime :-). Malheureusement, nous ne sommes généralement pas bien accompagnés dans ces épreuves, et le fonctionnement de notre mental continue avec son lot de jugements périmés, issus de notre histoire et de notre culture, qui tente de nous faire revenir dans le monde du rêve et de l’illusion, en nous « sortant de là », en essayant de nous redonner un peu de joie venue de l’extérieur, là où il y aurait juste à voir là où nous en sommes, en ressentant la vie et en arrêtant les jugements…

Le chemin spirituel est en fait psycho-spirituel : il consiste à savoir qui nous sommes vraiment derrière cette apparence trompeuse, à laquelle nous nous identifions. Pour cela, il y a tout un ensemble de techniques, de « moyens habiles » par lesquels on peut approcher progressivement ce noyau de l’être, ce centre que l’on appelle parfois âme, et comment vivre à partir de la Source qui distille la Vie en nous.