Par Jacques Ferber
J’ai souvent observé et vécu la puissance du Désir. J’ai vu des femmes faire des pieds et des mains pour rencontrer l’élu. Et comme beaucoup d’hommes j’ai parcouru des milliers de kilomètres pour aller rencontrer une femme que j’aimais. Et pourquoi ? « Pour vivre l’amour » dit-on… Oui certainement, mais comme le montrent les sciences cognitives, l’amour est le sentiment vécu d’un élan intérieur dont les motivations se perdent dans les tréfonds de nos cellules. De manière totalement inconsciente, et codée dans notre ADN, l’attraction et l’amour reposent biologiquement sur la production plus ou moins forte d’un cocktail d’hormones et de neurotransmetteurs.
Mais savoir cela ne change rien à l’élan qui pousse un homme et une femme l’un vers l’autre1, car dans notre vécu elle nous dépasse. Elle est le résultat, à l’intérieur de nous, de cette puissance de Vie qui nous porte et nous entraîne pour se perpétuer elle-même. L’attirance sexuelle et l’attachement amoureux ont été conçus – ou plus exactement se sont développés au cours de l’évolution – avec un seul objectif : procréer et faire en sorte que notre progéniture arrive à l’âge de pouvoir se suffire à elle-même, et procréer à son tour. La Vie se développe à partir de nous, que nous le voulions ou non. Nous sommes les cellules de ce Tout qui avance et crée de nouvelles formes à partir de tout ce qui existe déjà.
Et l’amour-désir2, ou plus exactement cette attraction fondamentale qui se pare des couleurs de l’amour, est la force essentielle qui crée les atomes à partir des particules fondamentales, les molécules à partir des atomes, les organismes à partir des cellules et les sociétés à partir des organismes. Des structures toujours plus complexes et évoluées émergent des interactions entre composants plus élémentaires. Et toutes ces interactions se résument fondamentalement à quelques forces fondamentales dont l’une des plus puissante est l’attraction qui nous porte vers l’être désiré avec une puissance considérable. En tant qu’Amour-Désir, elle constitue le corrélât vécu de cet Eros divin qui poussent les planètes à tourner autour d’un astre, les atomes à former des molécules, et les organismes à s’unir afin de créer toujours plus de vie, dans une danse cosmique incroyable qui se joue en permanence autour de nous.
Chez l’humain que nous sommes, chez cet être bizarre qui ne peut s’empêcher de donner du sens sur tout ce qu’il vit, le Désir-Amour produit systématiquement une projection, une intention, une quête de satisfaction pour un mieux-être. Comme si nous vivions dans un état de manque et que cet élan constituait la promesse d’une grande merveille. C’est le désir de l’Union qui se trouve derrière tout cela, le sentiment que « si je satisfais ce Désir-Amour, alors je serais totalement comblé, je serais Un ».
Il y a initialement comme une tragédie dans ce Désir-Amour, car l’autre ne peut jamais combler ce manque ontologique, cette béance psychique qui s’exprime pour certains comme une nostalgie de l’âme. Nous aspirons tous, consciemment ou non, à nous reconnecter au tout d’avant notre naissance, qu’il s’agisse de la fusion a la mère, ou de l’âme unie au divin : l’amant qui rejoint sa belle, l’amoureuse qui se prépare à la venue de son prince charmant ne sont pas conscients qu’ils participent au rituel de la Vie. Chacun de leur gestes répètent les gestes millénaires par laquelle la Vie se crée et demeure, au-delà des éléments de notre histoire, au delà de nos pensées, au delà de notre existence individuelle. Le Désir-Amour nous dépasse tout en nous plaçant dans notre rôle fondamental de serviteur de la Vie – à la fois composant et composé de celle-ci – afin de la faire perdurer. Il donne « un sens » à notre existence… c’est-à-dire tout à la fois une signification et une direction.
Beaucoup de religions -et notamment les religions du Livre (Judaïsme, Christianisme, Islam)- ont essayé de contenir voire de réprimer cette puissance de Vie, en la maintenant dans des règles contraignantes. Notamment en transformant les rituels de mariage – qui symbolisent initialement ce processus d’union et de célébration de la Vie, dans la conscience de participer à Son Oeuvre – en obligations morales et en contraintes de toutes sortes. Mais le Désir-Amour n’a que faire de ces règles humaines, et tel un torrent, il sort souvent de son lit. Même dans les pays dominés par une culture morale dogmatique et répressive, nombre de conjoint(e)s insatisfaits vont à la rencontre d’autres êtres qui les attirent follement, au mépris de ces règles. Et la grande majorité répriment cet élan à l’intérieur d’eux-même, dans une tension psychologique terrible. Toute cette énergie est alors retournée contre l’individu, qui verra le mal dans tous ceux qui s’adonnent à ce qu’il aimerait tant vivre. Le désir ne peut être réprimé, car il est alors refoulé, et d’ailleurs le simple fait de vouloir réprimer le désir est encore un désir de toute puissance du Moi.
Il y a comme une grande loi de la Vie qui pourrait s’exprimer ainsi :
Celui qui s’empêche de vivre l’élan de Vie, se verra tourmenté par le Malin, c’est-à-dire par ses propres projections négatives qui le transformeront en accusateur ou en pervers. La Vie est plus forte que les règles humaines et la volonté du Moi.
Mais ce désir, dans sa puissance, n’est souvent pas à la hauteur des espoirs qu’il suscite. Il est la montagne qui accouche d’une souris. L’orgasme masculin est à l’image de cette différence entre le désir et sa satisfaction. Regardez tous ces hommes qui désirent, qui vont voir des prostitués, qui se masturbent devant des films pornos, qui sifflent des femmes dans la rue, qui suivent des cours de séduction pour pouvoir amener une femme dans leur lit. Sans parler des « porcs » qui violent ou agressent sexuellement. Tout cela pour quoi ? Pour vivre quelques secondes d’orgasmes assez dérisoires et ensuite s’éloigner de cette source de plaisir, soit en s’endormant, soit en se relevant et en partant.
Je le dis souvent, il y a comme une publicité mensongère dans le désir masculin : comme si en permanence, à l’intérieur de lui, il y avait une sorte de voix qui disait « vas-y, tu verras ça va être super bon, tu vas exploser de jouissance ». Tout le corps devient tendu, et toute la pensée de l’homme3 est alors focalisée sur le résultat espéré, la décharge de jouissance. Mais si l’espérance est forte et s’apparente à la définition d’un spectacle pyrotechnique, le résultat ressemble plus à un feu d’artifice de commune de troisième zone, voire aux trois quatre fusées qu’une famille lance depuis son jardin, un soir de fête.
Il y a là comme une fatalité, une tragédie quotidienne qui donne l’impression d’être issue d’un scénariste écrit par un auteur démoniaque. Tout ça pour ça ? Tous ces abus, tous ces viols, tout ce harcèlement pour aboutir à si peu? Le plaisir n’est pas à la hauteur du désir…
Et de même, chez la femme, qui passe des années dans l’attente de son prince, d’un homme qui sera à elle, tout à elle. Elle le voit, le sent, le contemple dans ses rêves. Ce sera le bon, le vrai. Elle vibre déjà en pensant à ses mains qui parcourent son corps, à sa virilité qui viendra la combler. Elle sait qu’il est là, et elle est prête à vivre enfin le Grand Amour, pour aimer et être aimée absolument par un homme qu’elle nourrit et qui la comble.
Et tout ça pour se réveiller quelques mois ou années plus tard avec un mec avachi sur le canapé en train de jouer aux jeux videos ou de zapper la télé. Toutes ces rêveries d’amour, ces discussions avec d’autres femmes, cette faim du Grand Amour… tout cela pour ça ?
Le Désir-Amour n’est jamais à la hauteur de nos attentes, s’il n’est que désir ou que amour. Le Désir se doit d’être fécondé par l’Amour et l’Amour par le Désir. Dans ce cas, lorsque le Désir s’unit consciemment à l’Amour, lorsqu’il n’est plus seulement un élan, mais une célébration, le sexe rencontre le cœur pour aller au-delà de la reproduction et pour que l’homme et la femme vivent l’Union à l’autre et au Divin. A ce moment-là, la petite cellule que nous sommes reconnaît sa place unique dans l’Univers, et devient tout a la fois rayonnante de sa divinité, et humble de sa matérialité. Quand l’Union alchimique du Roi et de la Reine a lieu, chacun est transformé. Il n’y a plus un homme et une femme, mais un soleil de vie où chacun prend sa part. C’est de cela que rêve – souvent sans en être conscient – celui qui vient chercher du sexe dans un bar, c’est à cela qu’aspire celle qui cherche l’âme sœur. Mais sauf cas extrêmement rares (ceux que l’on espère tous vivre), il n’est pas possible d’aboutir à cette Union « sans s’être purifié » disent les anciens textes spirituels, « sans avoir travaillé sur soi, ou s’être guéri de ses blessures » dirait-on aujourd’hui. Et pour cela, il est important à la fois de prendre conscience de son désir-amour, et en même temps de ne pas le satisfaire de manière pulsionnelle, qu’il s’agisse d’avoir une relation sexuelle là maintenant ou d’entrer en relation de couple.
Le plaisir est dans le désir, et non dans la satisfaction du désir
C’est justement ce que nous propose le Tantra : rester dans le Désir-Amour pour faire monter en intensité cette expérience et ce vécu, pour ressentir l’Eros divin, sans chercher à le satisfaire, en laissant venir ce qui vient. Pour les hommes, il s’agit tout particulièrement de rester dans le désir sexuel, en s’ouvrant à l’amour, mais sans chercher à aller jusqu’à l’orgasme éjaculatoire, sans aller jusqu’à la satisfaction du désir pulsionnel de l’espèce. En restant ainsi dans le désir sans rechercher la satisfaction du désir, l’homme peut se rendre compte que le désir est en lui-même le réel plaisir. Car il se situe dans le moment présent, alors que la quête de la satisfaction se place dans une anticipation mentale : je ne serais pas bien tant que je serais pas satisfait (à l’inverse du « I can’t get no satisfaction, ‘cause I try and I try » comme le dit la chanson des Rolling Stones).
Pour la femme, dans la relation amoureuse, il s’agit de rester dans le moment présent, de jouir de chaque instant sans se projeter dans un après, sans rêver au couple. Embrasse-moi maintenant, quoi qu’il puisse arriver demain, car dans ces baisers, dans tes bras je me sens totalement femme et vivante. Mais en « ayant peur de te perdre », comme le dit la chanson Besame mucho, au lieu de vivre pleinement ces baisers et cette intensité avec l’homme aimé, dans l’amour, elle est déjà passée dans la satisfaction de son propre désir : la construction d’une relation. En faisant l’amour, elle croit qu’elle lie un pacte amoureux avec l’homme qui, de son côté, vient seulement de passer un bon moment. Et son chemin à elle consiste à rester dans l’intensité de ce qui se passe avec cet homme-là, maintenant, sans se soucier du lendemain, sans chercher à prendre quoi que ce soit chez l’autre, sans être dans le besoin de créer une relation de couple. Ainsi comblée de cet amour qui la relie à elle-même, elle peut se sentir totalement vibrante.
C’est ainsi, en faisant ce « STOP » intérieur, que l’homme et la femme peuvent se rencontrer vraiment et dépasser ainsi la programmation biologique initiale pour s’ouvrir à ce qui est au-delà de nous, en s’élevant vers le Créateur, en descendant vers la Source.
C’est en restant dans le plaisir de l’élan du désir amoureux, ici et maintenant, et non dans la satisfaction du désir (l’orgasme) ou de la relation amoureuse (le couple), que l’on sort de notre souffrance humaine (l’insatisfaction de ce qu’on vit) pour s’ouvrir à la plénitude et au bonheur intemporel.
En prenant totalement conscience de ce Désir-Amour (qui est aussi Amour-Désir) nous pouvons faire l’expérience de la Vie en nous « je suis vibrant de désir et/ou d’amour, donc vivant ! Et l’intensité est elle-même le garant de cette présence à moi et au monde ».
Revendiquez votre liberté, non pas en satisfaisant votre pulsion d’espèce, qui n’est qu’une programmation, mais en prenant conscience de tout ce qui vous parcours, pour être plein de vous-mêmes, plein de Vie. Laissez vous tenter peu à peu par cette philosophie de vie, pour aller constater ce qui se passe en vous dans ces moments-là. Au début cela peut être frustrant de ne pas satisfaire votre désir sexuel (orgasme), de ne pas satisfaire votre désir amoureux (relation). J’appelle cela la « frustration divine » car si l’on se relâche dans cette frustration, on peut découvrir, derrière un bonheur incroyable, une Joie d’être profonde.
Attention tout de même : n’en faites pas une autre règle ! Ceci doit être pris comme une invitation et bien entendu pas comme une norme qui nous fasse vivre un autre enfermement4. Vous pouvez vivre ce que vous voulez. Mais donnez vous la possibilité de vivre quelque chose de nouveau. De même, cette proposition n’est pas incompatible avec le fait de former une famille ou un couple, ni à vivre des orgasmes, bien au contraire. La Jouissance du Désir et l’Amour peuvent être vécus autant que vous le souhaitez. Il s’agit juste de ne plus chercher à obtenir, d’être toujours bien, là maintenant, prêt à vivre ce qu’on a à vivre. Aller vers l’autre non pas en cherchant qu’il ou elle satisfasse nos envies (sexuelles ou affectives), mais en s’ouvrant à tout ce qui peut être vécu ici et maintenant, pour s’ouvrir à plus grand que soi, pour découvrir ce que nous sommes au-delà de notre ego-mental, au-delà de ce que nous pensons être.
Alors, dans ce cas, l’approche tantrique devient un art de vivre, une manière d’être dans la vie : en amour de la Vie, dans cette impermanence, dans cette brièveté, et en même temps en gratitude de ce que la Vie nous offre.
Voilà ma vision du Tantra qui consiste à faire l’Amour à la Vie. Vivre intensément, en conscience, sans attachement (mais pas sans lien ni sans relation et surtout pas sans amour). Et dans cet espace, le Désir-Amour, se transforme – parfois – en Amour-Absolu, en union profonde à la Vie, au Divin, en amour de tout et de toutes choses, sans que cela soit focalisé sur un être particulier ou une chose, tout en reconnaissant que c’est au travers de ce que je vis ici et maintenant que cela se passe. C’est la Vie qui nous a donné ce cadeau d’être vivant, c’est la Vie qui s’exprime sans cesse, en s’incarnant en chacun.
C’est ainsi et quelle beauté, quelle merveille dans la création !
Que la Vie soit louée…
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- Pour des raisons de simplicité cet article se consacrera uniquement au désir entre un homme et une femme, et vice versa. Mais une analyse semblable pourrait être faite dans le cas d’amours homosexuelles. ↩
- Je ne ferais pas de différence entre Désir-Amour et Amour-Désir, car c’est la même force d’attraction qui s’exprime tantôt par le désir, tantôt par l’amour. Chacun sentira quel est le moteur principal qui nous pousse (l’amour ou le désir) à un moment particulier de notre vie. ↩
- Je parle ici de l’homme « standard » qui n’a pas encore fait de travail sur lui et/ou pratiqué le Tantra. ↩
- Malheureusement, même dans le Tantra, on trouve pas mal de personnes qui nous disent « c’est ainsi qu’on doit pratiquer le Tantra », « ça c’est le vrai Tantra », etc. Il n’y a pas de forme tantrique a priori, car le Tantra considère que toutes les formes ne sont que des formes humaines et temporaires qui n’ont de sens que si elles nous portent vers notre Etre profond, vers le Divin, ce qui est au delà des mots et des formes. Donc, restez vigilants et gardez la fraîcheur de l’enfant et expérimentez tout ce qui vous est proposé, dans la Conscience, l’Amour et la Vivance, non comme une norme qui enferme, mais comme une expérience qui ouvre. ↩
Bonjour Jacques,
merci, c’est magnifique …et tellement dur pour moi en tant que femme d’arriver à vivre pleinement dans la joie de ce qui est présent sans vouloir plus, craindre que ça ne s’arrête, sans demander d’engagement…mais j’y travaille :)))).
Aimant la montagne je risque une métaphore…….Le plaisir d’être sur un plateau et de regarder avec paix et sérénité les sommets de l’orgasme qui nous entourent. Savoir qu’il est possible d’y aller et d’y retourner sans se sentir obligé de le faire sans se sentir frustré de ne pas le faire…..
J’aime m’y promener aux rythmes des ondulations du corps de ma compagne, elle sait où je suis et comment m’y amener.
Je comprends mieux ici jacques pourquoi les hommes ne continuent jamais le chemin avec moi car ils doivent sentir le désir mon désir de relation derrière…. Oui mais alors dois je m adonner au libertinage ?
J ai du mal à faire la différence.
Éclaire moi Stp, je suis soif de….
Merci
Envoyé
merci pour ce très bel article, je le pour le relire de temps en temps
bien cordialement
m-christine