L’art de vivre en harmonie avec la Leela, la danse cosmique de la vie
Par Jacques Ferber
Ce matin, je viens de regarder sur Youtube une vidéo de Stevie Wonder dans un où il chante une de ses chansons « Time to love » en s’accompagnant seul. C’est prodigieux, intense, toute la foule écoute cet homme au talent incroyable, et en même temps aveugle, qui chante avec le cœur, sa voix d’or venant toucher l’âme de chacun. Et j’ai pleuré… Sans raison particulière, simplement touché par cette grâce de pouvoir écouter cette chanson, d’être vivant et incarné pour recevoir cette musique des anges qui passe par cet homme aveugle qui offre au monde son talent incroyable. Je ressentais sa connexion au divin, étant moi-même relié à cet instant là… Et une phrase m’est venue « It’s not about you, it’s all about life ! » (mauvaise traduction: ce n’est pas pour toi, tout est pour la vie). Tout ce que nous faisons, vivons, est inscrit dans quelque chose de plus grand que nous, quelque chose qui se réjouit de créer tout cela, de ressentir cela au travers de nous. Appelons ce qui nous englobe Vie, Divin ou Source, cela n’a pas d’importance. Juste ressentir que nous faisons partie de quelque chose de si vaste que notre propre petit système cognitif a bien du mal à le capter.
Et c’est là que vient le concept de la spiritualité indienne de « Leela » (ou Lila), la danse du Divin. J’ai été intrigué un jour, alors que j’étais en visite à Auroville en Inde, par le discours d’un enseignant spirituel indien, expert dans le travail de Sri Aurobindo, et qui parlait du « divine delight » du fait que Shiva (Dieu dans le panthéon tantrique) éprouve du plaisir à créer, et aussi à détruire car tout est impermanent, tout ce qui est ici bas. Et ce plaisir s’exprime par la danse, par le fait que cette création est un acte artistique « delightful », enivrant et extatique (il fait aussi l’amour en permanence avec Shakti, sa parèdre, son double, sa partie féminine qui représente l’énergie-matière dans le Tantra).
Et cette félicité, nous pouvons la recevoir lors d’un moment de connexion, où nous sommes «émus », c’est-à-dire éprouvant cette émotion sans nom qui nous met tout à la fois en état d’amour, de tristesse et de gratitude envers la vie. Nous pouvons aussi l’appréhender en état de méditation profonde, lorsqu’il n’y a pratiquement plus de pensées et qu’il n’y a plus d’écran entre nous et le monde. On peut alors apprécier la beauté et la perfection du monde, au même titre que Shiva, ressentir la Leela. Mais c’est quoi la Leela?
La Leela, c’est le “jeu divin”, la manière qu’a le Divin de se manifester et de créer tout ce qui nous entoure, tout ce que nous vivons. C’est un “jeu” qui n’a ni début, ni fin, une suite de création et destruction qui se font en permanence, sans qu’aucune forme stable ne subsiste. Les bouddhistes parlent de l’impermanence du monde, mais le concept de Leela ajoute autre chose: c’est un jeu, c’est-à-dire un ravissement du divin. C’est nous, qui, ne comprenons pas ce qui est en jeu, transformons ce qui nous arrive en “drama”, en situations dramatique, graves, en problèmes à résoudre, en relations difficiles, etc. alors que pour le divin, c’est l’expression même du plaisir.
La vie est ainsi une pièce de théâtre permanente jouée par le divin. Dans cette pensée qui vient de l’Inde et que l’on retrouve aussi bien dans l’hindouisme que le tantrisme, le monde et le Divin ne sont pas comme des « entités » distinctes. C’est un peu comme un enfant qui joue avec une maison de poupée ou des petites figurines. Il fait bouger et parler tous les personnages car il est à la fois le scénariste, le réalisateur et les différents acteurs de sa pièce. C’est ainsi que le Divin, nous fait jouer dans son grand spectacle, tout en nous faisant croire (et donc en “se” faisant croire lui-même) que nous sommes des êtres indépendants, acteurs de notre vie.
Comme le dit Alan Watts (philosophe, écrivain et enseignant spirituel 1915-1973) :
Il est intéressant de noter que les hindous, lorsqu’ils parlent de la création de l’univers, ne l’appellent pas l’œuvre de Dieu, mais le jeu de Dieu, la Leela, le mot “Leela” signifiant jeu. Ils considèrent ainis la manifestation de tous les univers comme un jeu, une activité artistique, une sorte de danse.
En effet, si nous étions le Divin, que ferions nous? resterions nous là, assis, à être Un, dans la félicité suprême pour toujours et à jamais ? Eh bien, évidemment pas car l’unité n’est pas totale sans la multiplicité, le monde sans forme nécessite le monde des formes pour être complet. Donc, dans cette pure conscience désirant s’incarner qu’est ce que vous feriez? Vous créeriez un monde comme un jeu vidéo, en étant à la fois le créateur, mais aussi le joueur qui s’amuse à vivre des aventures incroyables. Et en jouant, vous oublieriez qui vous êtes, comme lorsque vous êtes totalement absorbé par le jeu, en vous prenant “au jeu” de ces aventures, en croyant qu’il est important de passer des niveaux, de survivre s’il s’agit d’un jeu d’action, de gagner contre d’autres joueurs, de faire alliance, d’aimer, de désirer, de rejeter, etc.
De la même manière, le Divin (ou la Source, la Conscience Suprême, Dieu, Shiva-Shakti, comme vous voulez) est absorbé par tous les canaux différents, c’est-à-dire les personnes comme vous et moi, qu’il anime. Il joue tous les acteurs à lui tout seul, comme un artiste est complété par sa propre création artistique. Ainsi, le Divin (qui n’est pas un être, mais ce qui est à la fois le Grand Tout, et la Conscience suprême), s’oublie lui-même pour pouvoir vivre l’incarnation. Pour donner un exemple, ce n’est pas “moi” qui écrit ce texte en ce moment, mais le Divin qui à travers moi écrit afin qu’ensuite vous, non pas en tant que “moi” mais en tant qu’incarnation du divin, lisiez ce texte.
Cela me fait penser au discours du Général de Gaulle « Les Français parlent aux Français », sauf qu’ici, c’est le Divin qui s’adresse au Divin, lequel représente lui-même une multitude dans son incarnation. Cela peut sembler étrange, mais dans un jeu vidéo, il y a un seul grand programme qui régit tout. Les joueurs, et en particulier les personnages non-joueurs (les entités dotées d’un comportement et d’une intelligence artificielle distincts), sont tous soumis à ce système global. Chaque entité peut avoir l’illusion d’être autonome, alors qu’elle fait en réalité partie d’un ensemble plus vaste qui détermine le cadre de ses actions et le type de comportement qu’elle peut adopter.
Nous, les personnages, sommes donc des entités “divines” ayant oublié notre partie spirituelle pour mieux nous immerger dans le drame permanent qui se joue devant nous et avec nous. Lorsque nous commençons à nous éveiller à notre nature profonde, nous commençons à nous reconnecter à cette part divine qui est déjà là en nous, et en même temps à prendre de la distance avec ce qui nous arrive. Ce n’est finalement qu’une pièce de théâtre, laquelle peut être vue comme un rêve dont nous émergeons progressivement.
Ce que nous vivons, tout ce drama qui occupe notre quotidien, toutes nos pensées tournées autour de notre nombril, tout cela n’est finalement qu’une pièce de théâtre, semblable à un rêve dont nous sortons progressivement. L’éveil spirituel est ainsi une manière de “voir” qu’il ne s’agit que d’un rêve, et que tout ce que nous vivons est “illusoire”, tout comme un film, une pièce de théâtre ou un jeu vidéo ne sont pas la réalité. Dans cette illusion théatrale, appelée aussi Maya en sanskrit, nous ressentons diverses émotions, nous nous mettons en colère, nous pleurons de tristesse et nous sommes paralysés par la peur, mais tout cela n’est qu’un spectacle orchestré par le Grand Acteur, le Divin en nous, qui nous fait croire à sa réalité.
Pour moi, la « Leela » est l’un des aspects les plus captivants de la philosophie indienne. En fait, c’est bien plus qu’un simple concept. C’est un principe qui structure, imprègne et sous-tend toute l’existence. En le comprenons vraiment et en s’abandonnant à cette danse du Divin, la souffrance diminue et notre vie devient plus joyeuse, car à travers les tragédies et les comédies, les les joies et les pleurs, on commence à percevoir le sourire du Grand Scénariste. Cela commence souvent par une prise de conscience de la qualité du scénario, qui fait jouer et rejouer des situations semblables (les relations d’amour qui n’ont pas beaucoup changé depuis la nuit des temps, les désirs de sexe ou de pouvoir, les amitiés, les conflits et ressentiments, etc.) en créant toujours des variations incroyables. Comme les couchers de soleil qui sont toujours les mêmes et pourtant à chaque fois différents, nous tissons les mailles du grand filet de la vie, en constatant à quels point nos rôles (et ceux des personnes qui vous entourent) sont soigneusement choisis et à quel point toutes nos rencontres sont reliées synchronistiquement. Tout est divin, sacré. Ce n’est que le jeu de la Source avec elle-même, l’expression de la Vie qui joue avec la Vie.
Et au détour d’un moment de grâce, quand notre égo se dissout (momentanément hélas) sous la puissance de la connexion au Divin, nous pouvons nous connecter à cette Joie divine qui nous dépasse et nous remplit, à cette extase que les mystiques nous décrivent, et ainsi ressentir le Divin danser en nous et tout autour de nous. La Vie est là, partout, et nous pouvons laisser la Source nous nourrir et guider chacun de nos gestes, aussi banals soit-il, dans chacune de nos activités et de nos prises de décision.
« It’s all about Life », il n’y a que le Divin !
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