Par Jacques Ferber.

Je voudrais commencer cette année par une réflexion sur ce qui constitue à la fois la richesse de la différence, mais aussi l’incompréhension entre hommes et femmes. Tout le monde le vit : il existe une incompréhension fondamentale, presque ontologique, entre l’homme et la femme. Cette différence, d’après moi, vient en fait du vécu de l’expérience du yang et du yin, du principe masculin et féminin. L’homme très naturellement, et au plus profond de son être, incarne le principe masculin, et inversement la femme incarne le principe féminin. Chacun est bien entendu un mixte de masculin et de féminin, mais de manière générale, la base de chaque être se situe dans sa propre polarité.

Globalement, le yang, le masculin, se caractérise par l’affirmation, la permanence et la stabilité, la raison qui décompose et délimite, l’objétisation et l’objectivité, la construction par assemblage, la capacité à définir des buts et à s’y maintenir, la puissance, etc… Inversement, le yin est caractérisé par l’accueil, la relation, l’impermanence, la subjectivité et l’intuition, l’engendrement par émanation sans rien faire, le changement et la transformation, la sensualité, etc.
Pour simplifier, le yang est peut être caractérisé par la puissance projective hors de soi, mouvement allant de l’intérieur vers l’extérieur et le yin est inversement ouverture et incorporation, accueil de l’autre en soi, mouvement allant de l’extérieur vers l’intérieur.

Cette différence est particulièrement vécue dans l’acte sexuel, et tout particulièrement dans la position où l’homme est sur la femme en mouvement, et la femme en accueil de la puissance de l’homme. Cette position, même s’il en existe de nombreuses variantes, est à la fois à la base des polarités de chacun, l’homme est yang et actif, la femme yin et réceptive, mais en même temps une métaphore de deux tragédies ontologiques que vivent l’homme et la femme, chacun dans sa polarité :
1) la tragédie de l’homme c’est de ne pas connaître l’extase féminine,
et 2) la tragédie de la femme c’est de croire que le bonheur extatique qu’elle vit, qu’il soit du cœur ou du sexe, dépend de l’homme.

Dans cet article, je ne parlerai que du premier point, et je parlerai du second dans un prochain article.

Ne pas connaître l’extase du féminin

Le plaisir le plus intense n’est pas le plaisir sexuel, issu uniquement de l’orgasme des parties génitales. Pour l’homme comme pour la femme, le plaisir lié à l’orgasme du frottement (pénis ou clitoris), même s’il procure un certain plaisir, est limité en intensité et en temps. Dès que c’est fini, on revient dans l’état dans lequel on était auparavant. L’orgasme dans ce cas ne transforme pas : il permet juste de connaitre quelques instants fugaces de plaisir. C’est un peu la “bande annonce” du divin : une petite page de publicité pleine de promesse, mais réduite à quelques secondes. Et pourtant que de déchaînements pour ce plaisir, que de furies, de viols et de meurtres ont été causés pour ces si courts et si limités instants. Seuls les amoureux, pendant quelques semaines voire quelques mois, connaissent un autre plaisir, proche de l’union divine dont je parle plus loin. Mais cela ne dure qu’un temps, le temps de la passion… pour retomber rapidement ensuite, avec parfois d’autres emportements, jalousie ou haines.

Mais à côté de ce plaisir sexuel limité, des mystiques ont découvert qu’il y avait un autre plaisir, plus profond, plus intense, plus nourrissant, proche et différent de la sexualité. Ce plaisir “extatique” qui emporte l’être, fait perdre les limites du corps, ouvre le cœur et unité au cosmos provient du divin, de l’union à Dieu. Il s’exprime comme une perte du moi, un sentiment de dissolution “océanique” lié à un amour profond envers tous les êtres. Les mystiques en parlent parfois avec des mots d’amour, souvent d’ailleurs, et on y reviendra, en se mettant en position féminine vis à vis du divin, comme une amoureuse recevant son bien aimé.

C’est pour cela que les religions monothéistes, patriarcales, ont limité l’importance du sexe en en faisant un péché lorsqu’il n’était pas destiné à la reproduction et en contraignant les règles de constitution des couples. Il est préférable de contraindre le plaisir du corps, pour n’autoriser que le plaisir mystique de l’union à Dieu

Beaucoup de chercheurs mystiques (seekers) hommes sont en quête de cette union-là, au travers de la perte d’individualité pour atteindre à l’extase et à l’oubli de soi. Nombreux sont ceux qui l’obtiennent par la méditation, notamment les méditations Jhana, fondées sur l’absoption. D’autre l’obtiennent par d’autres voies : prière, dévotion, service aux autres, etc… Dans tous les cas, il y est question d’un dépassement de l’ego, d’une perte d’individualité, d’un oubli de soi lié à une union avec les autres (“aime les autres comme toi-même”) ou avec Dieu.

Bizarrement, j’ai remarqué qu’assez peu de femmes recherchent cet état avec la rage et la passion que mettent les hommes dans leur quête. Et comme la littérature spirituelle est surtout masculine, tout ce qu’on peut lire parle du dépassement de l’ego, a surtout été écrit par des hommes pour des humains, en croyant que nous étions fait pareils, hommes ou femmes. Et parfois, les maîtres spirituels se sont plaint du peu de capacité des femmes à entrer dans cette voie de dépassement de l’ego. Mais je pense que cela vient surtout de leur très faible capacité à comprendre réellement la psychologie féminine.
En discutant et vivant avec des femmes tantriques, je me suis rendu compte qu’au contraire, cet état d’union cosmique leur est beaucoup plus naturel qu’à nous. Si elles sont assez bien avec leur corps et leur sexualité, et s’il elle sont avec un compagnon à la fois puissant et en relation, elles connaissent dans la sexualité des états qui utilisent les mêmes mots et qui donnent l’impression (même s’il est toujours difficile de comparer des ressentis et expériences subjectives de l’extérieur) d’être très proches des expériences mystiques. Cela ne signifie pas qu’elles atteignent des extases aussi profondes chaque fois qu’elles font l’amour, mais qu’il leur arrive relativement fréquemment, dans une union sexuelle épanouie, d’atteindre de tels niveaux. En d’autres termes, les femmes peuvent connaître par la sexualité des expériences de même nature que les mystiques, sans recourir à des pratiques très complexes ni très difficiles… Je ne dis pas que toutes les femmes connaissent de telles extases, mais qu’il y en a beaucoup plus qui atteignent de telles extases que d’homme par l’ascèse et la méditation.

Comment cela est il possible ? En fait, d’après moi, la raison est toute simple : l’union extatique provient simplement de la polarité yin de l’extase divine. C’est en allant profondément dans l’accueil, la réception, le relâchement, que l’effet extatique d’union cosmique se produit. Comme le disent les mystiques : “il n’y a rien à faire” et même “faire” devient un obstacle à cette expérience. Dès que l’on cherche à faire, l’extase disparaît, le sentiment de reliance avec les autres et l’univers disparaît, le cœur se ferme. C’est uniquement dans l’accueil, dans la dissolution du moi que s’effectue cette transformation dont on n’est pas maître. C’est donc en allant profondément dans son féminin que la femme vit “naturellement” l’expérience du divin. Plus elle à confiance en son compagnon et plus elle le sent présent à elle, plus elle peut aller profondément en elle, vers son être profond, plus elle se connecte avec son intériorité physique (sa “grotte sacrée” ou “womb”) et psychique, son âme, plus elle peut recevoir la puissance de son partenaire, plus elle peut faire l’expérience de cette union qui s’exprime à la fois vis à vis de l’univers, mais aussi vis à vis de son compagnon. C’est alors la réelle Union Cosmique, où l’homme et la femme ne font plus qu’un, et eux-mêmes ne font qu’un avec l’univers.

Mais la tragédie de l’homme, c’est de ne pas savoir ce que cela signifie de “être pris”, de s’ouvrir à l’autre, de faire l’expérience de la très grande fragilité liée à l’accueil de l’autre en soi, voire même d’être totalement possédé par une force plus grande que nous. Souvent, il ne sait même pas que c’est possible. Et ce plaisir n’est pas qu’un plaisir, c’est aussi une porte de transcendance : il emplit l’être, il transforme l’âme, il ouvre aux autres et à l’univers, il amène à un changement de conscience et de perception du monde…
Je ne dis pas qu’aucun homme ne connaît cette expérience extatique, mais que le manque d’ouverture au yin est ce qui constitue un obstacle vers cette transcendance, et qu’il n’est pas nécessaire de passer par des années d’ascèse pour l’atteindre et que les pratiques tantriques, en mettant l’accent sur l’union du masculin et du féminin, permettent d’atteindre des expériences extatiques aussi fortes sinon plus que les mystiques. Mais s’il fait l’amour “normalement”, c’est à dire uniquement avec sa vigueur yang, il ne pourra pas connaître cet état. (Note : cela ne signifie pas qu’il ne soit pas bon de faire l’amour de manière yang. Bien au contraire. L’énergie yang est une merveille si elle s’exprime en relation avec le yin de la femme et il n’y a surtout pas lieu de s’en empêcher. Eh, les mecs, on reste des mecs, et aller dans son yang c’est un vrai délice… Mais en tant que telle cette énergie est moins transformatrice, moins “spirituelle” que l’énergie yin).

C’est donc la tragédie de l’homme : naturellement, il ne connaît pas le féminin, et il doit donc faire un chemin considérable pour rencontrer le divin. Tel un preux chevalier, il se met en quête. Il devient voyageur, disciple, ascète, moine… il pratique des exercices religieux pendant des heures, cherchant, de manière yang, à s’abandonner au yin. C’est à la fois une perte de temps et un chemin très long pour aller au fond de lui-même. Il doit aller au bout du monde, comme le personnage de l’Alchimiste de Paulo Coelho pour découvrir le trésor qui est en lui, pour s’abandonner à la Vie. L’homme qui ne connaît pas l’extase du féminin est comme le Bodhidharma de la légende, obligé de passer des années devant un mur avant de s’éveiller à sa nature ultime de Bouddha. La voie des arts martiaux, de la méditation zen, de l’ascèse monacale pour dépasser le moi et le mental sont des approches yang.

Le tantra, voie rapide, met au contraire l’accent sur l’accueil, sur le fait d’être un “bambon creux” pour reprendre l’expression de Milarepa, sur l’accueil de l’autre en soi.
Les pratiques tantriques de premier niveau mettent beaucoup l’accent sur la polarité “normale” de l’homme et de la femme. L’homme doit aller dans son yang, dans sa puissance d’abord, avant de s’ouvrir au féminin. Autrement il ne s’ouvre pas au féminin, mais il s’affadi et s’efféminise ce qui n’est pas du tout du même ressort (et en plus il ne permettra pas à sa partenaire d’atteindre les états extatiques mentionnés plus haut qui réclament pour la femme, une puissance virile en relation). D’autre part, dans cette première étape, ce qui prend au moins une formation complète avec des formateurs qualifiés, il apprend à gérer son énergie, à la diffuser dans le corps, à entrer dans un premier niveau d’extase par le biais de pratiques énergétiques. Cela est bien décrit dans de nombreux ouvrages et notamment dans L’amant tantrique (que je vous recommande bien évidemment 🙂 )

Mais une fois la puissance contactée, l’homme peut trouver le chemin de l’abandon, le chemin du yin, le chemin de l’accueil de l’autre. Ce n’est pas facile pour un homme bien yang : la peur de l’homosexualité et de la féminité sont encore très présent dans notre société, même si ces peurs tendent à disparaître. Ensuite, avec sa partenaire, l’homme peut découvrir l’extase du féminin en s’ouvrant à l’énergie de la femme qui devient alors yang pour l’occasion. La femme chevauche l’homme et lui s’abandonne, ne fait rien, reçoit, diffuse l’énergie et s’ouvre à la femme comme s’il était possédé par elle, comme s’il était pénétré par son sexe. A ce moment il peut avoir l’impression que son pénis ne lui appartient plus, que c’est le phallus de la femme qui le possède et qu’il sent son pénis le pénétrer comme s’il s’était retourné. Il sent alors la femme dans son ventre et s’abandonne à la puissance de sa partenaire… En s’ouvrant il peut alors découvrir un nouvel état, plus profond, dans lequel il fait à la fois l’expérience de la fragilité et de l’union, un état qui donne l’impression que cela ne dépend plus de lui mais de l’énergie de sa partenaire. S’il s’abandonne profondément à sa partenaire, s’il ne cherche plus à contrôler quoi que ce soit, il peut alors contacter des sensations d’ouverture du cœur, d’union cosmique et de perte de limitation nouvelles… Cette expérience est initiatique : elle est transformatrice de l’individu qui peut alors comprendre effectivement et profondément le féminin et, ce faisant, s’ouvrir naturellement au divin… de manière plutôt agréable n’est-il pas ?

L’ouverture au féminin n’est pas uniquement sexuelle : elle s’exprime chaque fois que l’on accueille l’autre profondément en soi. Par exemple dans une discussions, l’attitude yang consiste à essayer de convaincre, de transformer l’autre dans ses représentations. L’attitude yin consiste au contraire à écouter, à mettre son attention sur l’autre en étant prêt à modifier ses propres croyances. Percevoir les signes que nous envoient la vie, écouter son intuition, sa boussole intérieure, sont d’autres manières de se brancher sur son yin, son accueil de l’autre.

Ce qui vient d’être dit ici doit bien évidemment être modulé en fonction des personnes. Certains hommes sont naturellement plus yin que d’autres (mais parfois au risque d’avoir perdu leur puissance ce qui pose d’autres problèmes, car la puissance passe alors dans l’ombre. J’en parle un peu dans mon livre et j’y reviendrai dans un prochain post), et certaines femmes peuvent être très yang : si les peurs individuelles et les expériences traumatisantes constituent évidemment un obstacle à l’abandon, au-delà, sur un plan collectif, ni le féminisme ni le mode compétitif du travail moderne ne pousse les femmes à aller dans leur féminin. De ce fait, le féminin n’est pas encore pour une large part de la population une valeur fondamentale au même titre que le masculin.

Et donc, pour revenir à mon propos initial, la tragédie de l’homme c’est non seulement de ne pas connaître le féminin, mais aussi de ne pas avoir même l’idée que ce féminin existe et est possible. C’est la raison pour laquelle les hommes s’abandonnent a priori moins au plaisir yin de l’accueil, de l’ouverture à l’autre. Étant donné qu’il passe par une phase de fragilité (s’ouvrir à l’autre, c’est nécessairement dangereux), ils ne contactent pas naturellement leur féminin et restent là, dans une attitude pour le moins suspect vis à vis de ce yin qui impose de se laisser conduire par l’autre. Le plaisir est au rendez vous, mais il est tellement loin de la pensée yang, que la plupart des hommes ont bien du mal à aller contacter cet autre aspect d’eux-mêmes. De ce fait, les hommes très yang projettent leur yin sur les femmes et sont souvent attirés par des femmes très féminines qui, par la relation, les nourrissent un peu de ce féminin dont ils ont tant besoin, même s’ils ne se l’avouent pas. Je dis souvent que c’est très beau un homme yang qui pleure, car c’est toujours le début d’une aventure, du chemin d’individuation où les deux aspects de chaque être, le yang et le yin se combinent harmonieusement.

Note: dans un prochain post, je vous parlerai de la tragédie de la femme: croire que son plaisir et son bonheur dépend de l’homme et de sa présence.